lundi 23 mai 2011

L'avenir numérique du livre, par Roger Chartier

L'avenir numérique du livre, par Roger Chartier: "

lemonde 26.10.09



Googlez "google" sur Google Recherche dans www.google.fr : l'écran indique la présence du mot et de la chose dans "environ 2 090 000 000" documents. Si vous n'êtes pas inquiet du sacrilège, renouvelez l'opération en googlant "dieu" : "environ 33 000 000" de documents vous seront alors proposés.


La comparaison suffit pour comprendre pourquoi, ces derniers mois ou ces dernières semaines, tous les débats à propos de la constitution de collections numériques ont été hantés par les incessantes initiatives de l'entreprise californienne. La plus récente, annoncée il y a quelques jours à la Foire du livre de Francfort, est le lancement de la librairie numérique payante Google Edition, qui exploitera commercialement une partie des ressources accumulées dans Google Books.


L'obsession "googlienne", aussi légitime soit-elle, a pu faire oublier certaines des questions fondamentales que pose la conversion numérique de textes existant dans une autre matérialité, imprimée ou manuscrite. Cette opération est au fondement même de la constitution de collections numériques permettant l'accès à distance des fonds conservés dans les bibliothèques.


Bien fou serait celui qui jugerait inutile ou dangereuse cette extraordinaire possibilité offerte à l'humanité. "Quand on proclama que la bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant", écrit Jorge Luis Borges, et c'est une même immédiate félicité que produit la nouvelle Babel numérique. Tous les livres pour chaque lecteur, où qu'il soit : le rêve est magnifique, promettant un accès universel aux savoirs et à la beauté.


Il ne doit pas faire perdre raison. Le transfert du patrimoine écrit d'une matérialité à une autre n'est pas sans précédents. Au XVe siècle, la nouvelle technique de reproduction des textes se mit massivement au service des genres qui dominaient la culture du manuscrit : manuels de la scolastique, livres liturgiques, compilations encyclopédiques, calendriers et prophéties.


Dans les premiers siècles de notre ère, l'invention du livre qui est encore le nôtre, le codex, avec ses feuillets, ses pages et ses index, accueillit dans un nouvel objet les écritures chrétiennes et les oeuvres des auteurs grecs et latins. L'histoire n'enseigne aucune leçon, malgré le lieu commun, mais, dans ces deux cas, elle montre un fait essentiel pour comprendre le présent, à savoir qu'un "même" texte n'est plus le même lorsque change le support de son inscription, donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs.


Les bibliothèques le savent, même si certaines d'entre elles ont pu avoir, ou ont encore la tentation de reléguer loin des lecteurs, voire de détruire, les objets imprimés dont la conservation semblait assurée par le transfert sur un autre support : le microfilm et la microfiche d'abord, le fichier numérique aujourd'hui. Contre cette mauvaise politique, il faut rappeler que protéger, cataloguer et rendre accessible (et pas seulement pour les experts en bibliographie matérielle) les textes dans les formes successives ou concurrentes qui furent celles où les ont lus leurs lecteurs du passé, et d'un passé même récent, demeure une tâche fondamentale des bibliothèques - et la justification première de leur existence comme institution et lieu de lecture.


A supposer que les problèmes techniques et financiers de la numérisation aient été résolus et que tout le patrimoine écrit puisse être converti sous une forme numérique, la conservation et la communication de ses supports antérieurs n'en seraient pas moins nécessaires. Sinon, le "bonheur extravagant" promis par cette bibliothèque d'Alexandrie enfin réalisée se paierait au prix fort de l'amnésie des passés qui font que les sociétés sont ce qu'elles sont.


Et ce d'autant plus que la numérisation des objets de la culture écrite qui est encore la nôtre (le livre, la revue, le journal) leur impose une mutation bien plus forte que celle impliquée par la migration des textes du rouleau au codex. L'essentiel ici me paraît être la profonde transformation de la relation entre le fragment et la totalité.


Au moins jusqu'à aujourd'hui, dans le monde électronique, c'est la même surface illuminée de l'écran de l'ordinateur qui donne à lire les textes, tous les textes, quels que soient leur genre ou leur fonction. Est ainsi rompue la relation qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages. C'est cette relation qui organise les différences immédiatement perçues entre les différents types de publications imprimées et les attentes de leurs lecteurs, guidés dans l'ordre ou le désordre des discours par la matérialité même des objets qui les portent.


Et c'est cette même relation qui rend visible la cohérence des oeuvres, imposant la perception de l'entité textuelle, même à celui qui n'en veut lire que quelques pages. Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets, qui permettent de les classer, hiérarchiser et reconnaître dans leur identité propre. C'est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l'oeuvre dont ils ont été extraits.


On objectera qu'il en a toujours été ainsi dans la culture écrite, largement et durablement construite à partir de recueils d'extraits, d'anthologies de lieux communs (au sens noble de la Renaissance), de morceaux choisis. Certes. Mais, dans la culture de l'imprimé, le démembrement des écrits est accompagné de son contraire : leur circulation dans des formes qui respectent leur intégrité et qui, parfois, les rassemblent dans des "oeuvres", complètes ou non. De plus, dans le livre lui-même, les fragments sont nécessairement, matériellement, rapportés à une totalité textuelle, reconnaissable comme telle.


Plusieurs conséquences découlent de ces différences fondamentales. L'idée même de revue devient incertaine, lorsque la consultation des articles n'est plus liée à la perception immédiate d'une logique éditoriale rendue visible par la composition de chaque numéro, mais est organisée à partir d'un ordre thématique de rubriques. Et il est sûr que les nouvelles manières de lire, discontinues et segmentées, mettent à mal les catégories qui régissaient le rapport aux textes et aux oeuvres, désignées, pensées et appropriées dans leur singularité et cohérence.


Ce sont justement ces propriétés fondamentales de la textualité numérique et de la lecture face à l'écran que le projet commercial de Google entend exploiter. Son marché est celui de l'information. Les livres, tout comme d'autres ressources numérisables, constituent un immense gisement où elle peut être puisée. Comme l'a écrit Sergey Brin, l'un des cofondateurs de l'entreprise : "Il y a une fantastique quantité d'informations dans les livres. Souvent, quand je fais une recherche, ce qui se trouve dans un livre est cent fois au-dessus de ce que je peux trouver sur un site électronique."


De là la perception immédiate et naïve de tout livre, de tout discours comme une banque de données fournissant les "informations" à ceux qui les cherchent. Satisfaire cette demande et en tirer profit, tel est le premier but de l'entreprise californienne, et non pas construire une bibliothèque universelle à la disposition de l'humanité.


Google ne semble d'ailleurs pas très bien équipé pour le faire, à en juger par les multiples erreurs de datation, de classification et d'identification produites par l'extraction automatique des données et relevées avec ironie par Geoffrey Nunbergdans The Chronicle of Higher Education du mois d'août. Pour le marché de l'information, ces bévues sont secondaires. Ce qui importe, c'est l'indexation et la hiérarchisation des données et les mots-clés et rubriques qui permettent d'aller au plus vite aux documents les plus "performants".


Cette géniale découverte d'un nouveau marché, toujours en expansion, et les prouesses techniques qui donnent à Google un quasi-monopole sur la numérisation de masse ont assuré le grand succès et les copieux bénéfices de cette logique commerciale. Elle suppose la conversion électronique de millions de livres, tenus comme une inépuisable mine d'informations.


Elle exige, en conséquence, des accords passés ou à venir avec les grandes bibliothèques du monde, mais aussi, comme on l'a vu, une numérisation d'envergure, guère préoccupée par le respect du copyright, et la constitution d'une gigantesque base de données, capable d'en absorber d'autres et d'archiver les informations les plus personnelles sur les internautes utilisant les multiples services proposés par Google.


Toutes les controverses actuelles dérivent de ce projet premier. Ainsi, les procès faits par certains éditeurs (par exemple La Martinière) pour reproduction et diffusion illégales d'oeuvres sous droits, ou bien l'accord passé entre Google et l'Association des éditeurs et la Société des auteurs américains, qui prévoit le partage des droits demandés pour l'accès aux livres sous copyright (37 % pour Google, 63 % pour les ayants droit). Ce "settlement" inquiète le Department of Justice puisqu'il pourrait constituer une possible infraction à la loi antitrust et il reviendra le 9 novembre devant le juge new-yorkais chargé de le valider.


Ou encore, le lancement spectaculaire de Google Edition, qui est, en fait, une puissante librairie numérique destinée à concurrencer Amazon dans la vente des livres électroniques. Sa constitution a été rendue possible par la mainmise de Google sur cinq millions de livres "orphelins", toujours protégés par le copyright, mais dont les éditeurs ou ayants droit ont disparu, et par l'accord qui légalisera, après coup, les numérisations pirates.


Les représentants de la firme américaine courent le monde et les colloques pour proclamer leurs bonnes intentions : démocratiser l'information, rendre accessible les livres indisponibles, rétribuer correctement auteurs et éditeurs, favoriser une législation sur les livres "orphelins". Et, bien sûr, assurer la conservation "pour toujours" d'ouvrages menacés par les désastres qui frappent les bibliothèques, comme le rappelle Serge Bryn dans un article récent du New York Times, où il justifie l'accord soumis au juge par les incendies qui détruisirent la bibliothèque d'Alexandrie et, en 1851, la bibliothèque du Congrès.


Cette rhétorique du service du public et de la démocratisation universelle ne suffit pas pour lever les préoccupations nées des entreprises de Google. Dans un article du New York Review of Books du 12 février et dans un livre très bientôt publié The Case for Books : Past, Present and Future (PublicAffairs), Robert Darntonconvoque les idéaux des Lumières pour mettre en garde contre la logique du profit qui gouverne les entreprises googliennes. Certes, jusqu'ici une claire distinction est établie entre les ouvrages tombés dans le domaine public, qui sont accessibles gratuitement sur Google Books, et les livres sous droits, orphelins ou non, dont l'accès et maintenant l'achat sur Google Edition sont payants.


Mais rien n'assure que dans le futur l'entreprise, en situation de monopole, n'imposera pas des droits d'accès ou des prix de souscription considérables en dépit de l'idéologie du bien public et de la gratuité qu'elle affiche actuellement. D'ores et déjà, un lien existe entre les annonces publicitaires, qui assurent les profits considérables de Google, et la hiérarchisation des "informations" qui résulte de chaque recherche sur Google Search.


C'est dans ce contexte qu'il faut situer les débats suscités par la décision de certaines bibliothèques de confier la numérisation de tout ou partie de leurs collections à Google, dans le cadre d'une convention ou, plus rarement, d'un appel d'offres. Dans le cas français, de tels accords et les discussions ouvertes pour en signer d'autres ne concernent jusqu'à maintenant que les livres du domaine public - ce qui, on l'a vu, ne protège pas les autres, scannés dans les bibliothèques américaines. Faut-il poursuivre dans cette voie ?


La tentation est forte dans la mesure où les budgets réguliers ne permettent pas de numériser beaucoup et vite. Pour accélérer la mise en ligne, la Commission européenne, les pouvoirs publics et certaines bibliothèques ont donc pensé qu'étaient nécessaires des accords avec des partenaires privés et, bien évidemment, avec le seul qui a la maîtrise technique (d'ailleurs gardée secrète) autorisant des numérisations massives.


De là, les négociations, d'ailleurs prudentes et limitées, engagées entre la Bibliothèque nationale de France (BNF) et Google. De là les désaccords sur l'opportunité d'une telle démarche, tant en France qu'en Suisse, où le contrat signé entre la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et Google a entraîné une sérieuse discussion (Le Temps du 19 septembre).


A constater la radicale différence qui sépare les raisons, les modalités et les utilisations des numérisations des mêmes fonds ; lorsqu'elle est portée par les bibliothèques publiques et l'entreprise californienne, cette prudence est plus que justifiée et pourrait ou devrait conduire à ne pas céder à la tentation. L'appropriation privée d'un patrimoine public, mis à disposition d'une entreprise commerciale, peut apparaître comme choquante.


Mais, de plus, dans de nombreux cas, l'utilisation par les bibliothèques de leurs propres collections numérisées par Google (et même s'il s'agit d'ouvrages du domaine public) est soumise à des conditions tout à fait inacceptables, telles que l'interdiction d'exploiter les fichiers numérisés durant plusieurs décennies ou celle de les fusionner avec ceux d'autres bibliothèques. Tout aussi inacceptable est un autre secret : celui qui porte sur les clauses des contrats signés avec chaque bibliothèque.


Les justes réticences face à un partenariat aussi risqué ont plusieurs conséquences. D'abord, exiger que les financements publics des programmes de numérisation soient à la hauteur des engagements, des besoins et des attentes et que les Etats ne se défaussent pas sur des opérateurs privés des investissements culturels à long terme qui leur incombent.


Ensuite, décider des priorités, sans nécessairement penser que tout "document" a vocation à devenir numérique, puis, à la différence du gisement d'informations googlien, construire des collections numériques cohérentes, respectueuses des critères d'identification et d'assignation des discours qui ont organisé et organisent encore la culture écrite et la production imprimée.


L'obsession, peut-être excessive et indiscriminée, pour la numérisation ne doit pas masquer un autre aspect de la "grande conversion numérique", pour reprendre l'expression du philosophe Milad Doueihi, qui est sans doute avec Antonio Rodriguez de las Heras l'un de ceux qui insistent sur la capacité de la nouvelle technique à porter des formes d'écriture originales, libérées des contraintes imposées, à la fois, par la morphologie du codex et le régime juridique du copyright. Cette écriture palimpseste et polyphonique, ouverte et malléable, infinie et mouvante, bouscule les catégories qui, depuis le XVIIIe siècle, sont le fondement de la propriété littéraire.


Ces nouvelles productions écrites, d'emblée numériques, posent dès maintenant la difficile question de leur archivage et de leur conservation. Il faut y être attentif, même si l'urgence aujourd'hui est de décider comment et par qui doit être faite la numérisation du patrimoine écrit, en sachant que la "république numérique du savoir", pour laquelle plaide avec tant d'éloquence l'historien américain Robert Darnton, ne se confond pas avec ce grand marché de l'information auquel Google et d'autres proposent leurs produits.






Roger Chartier est professeur au Collège de France.


Roger Chartier


A propos de l'auteur


Président du Conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France (BNF), cet historien des pratiques culturelles, né à Lyon en 1945, a pris pour objet principal de son étude la lecture, ainsi que le livre sous l'Ancien Régime et dans les temps modernes, y compris dans leurs aspects les plus matériels (diffusion, sociétés de pensée, bibliothèques, académies, imprimeries, etc.). Cet intérêt pour les supports et pour le lien étroit qu'ils entretiennent avec le contenu des oeuvres ainsi que pour tous les acteurs de la culture écrite a conduit à un ouvrage majeur : "Les Origines culturelles de la Révolution française" (Seuil, 1990, réédité depuis), suivi de nombreux travaux scientifiques comme "Culture écrite et société. L'ordre des livres (XIVe -XVIIIe siècle)" (Albin Michel, 1996) ou "L'Histoire de la lecture dans le monde occidental" (avec Guglielmo Cavallo, Seuil, 1997-2001). Il a enseigné à l'université Paris-I jusqu'en 1978, avant de rejoindre l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il sera maître de conférences, puis directeur d'études jusqu'en 2006.

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